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Les classes sociales sont de retour ! Observatoire des inégalités
Les classes sociales, enterrées trop vite, continuent de structurer la société française. Refuser de le voir conduit au ras-le-bol social et au vote extrême.
Des revenus à l’éducation, en passant par le logement ou la santé, les inégalités entre classes sociales perpétuent un système de domination qui se reproduit systématiquement.
Source : Les classes sociales sont de retour ! http://www.inegalites.fr/ (SYNTHESE)
Synthèse d’analyses de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités :
l’analyse des rapports de classe passe, certes, par une prise en compte des politiques en faveur de ceux qui possèdent moyens de production et capital financier (lire 2016 verra une intensification de la lutte de classe). Mais il est nécessaire d’aller beaucoup plus finement dans l’analyse des classes sociales. Comme le sociologue BOURDIEU, il pense que la reproduction des rapports de domination est fondée sur le capital économique, mais aussi sur une forme de capital culturel, et sur un capital social dont les effets sont de plus en plus marqués. Il refuse cependant "l’application dogmatique de l’analyse d’inspiration marxiste et des thèses de Pierre Bourdieu" [13]
Il est important que nous prenions conscience de cette réalité pour comprendre le divorce profond que nous constatons entre nos actions, nos propositions, et les réactions et les votes des classes populaires.
Après le ras-le-bol fiscal, place au ras-le-bol social des classes laborieuses.
Les élections régionales ont été le théâtre de l’expression d’une exaspération des milieux populaires.Hausse de la pauvreté, inégalités scolaires, sur-chômage des ouvriers non qualifiés, inégalités d’accès aux soins, etc.
A peine leur enterrement terminé, les classes sociales ressuscitent dans le débat public. Sous des appellations parfois différentes, « milieux », « couches » ou « catégories » sociales (vaine bataille des mots), un ensemble de données montre le poids de l’origine sociale (lire l’article Portrait social des classes) : http://www.inegalites.fr/spip.php?page=analyse&id_article=2109&id_rubrique=207&id_mot=28
Salaires, niveaux de revenus, pratiques de loisirs, etc. : notre société demeure structurée par les écarts qui existent entre milieux sociaux. La « moyennisation » - mise en exergue dans les années 1990 et 2000 - a fait long feu. Le revenu, le diplôme, la profession ou l’histoire familiale continuent de façonner les pratiques.
Le premier clivage qui sépare les catégories sociales est leniveau de vie.
Avec un salaire mensuel net moyen de 4 072 euros en 2013, les cadres supérieurs touchent 2,4 fois plus que les ouvriers (1 686 euros). On ne mesure pas toujours très clairement l’ampleur d’un tel écart : chaque mois, les premiers peuvent dépenser ou épargner 2 386 euros de plus que les seconds, soit près de deux mois de travail d’un smicard (le Smic mensuel brut se monte actuellement à 1457.52 euros).
Ces inégalités deniveaux de viese retrouvent, en version amplifiée, en matière de patrimoine.La fortune médiane (la moitié possède plus, l’autre possède moins) d’un cadre supérieur est de 214 500 euros, contre 5 500 euros pour un ouvrier non qualifié. Près de 40 fois moins.
Les écarts ne sont pas moins importants dans le domaine scolaire,même si les jeunes issus des couches sociales les moins favorisées obtiennent plus souvent le baccalauréat aujourd’hui qu’hier. Un enfant de cadre supérieur a deux fois plus de chances que celui d’un ouvrier d’obtenir un bac général et quinze fois plus de décrocher un bac S (données 2002). Dans les filières les plus sélectives d’un système adepte du tri social, les enfants des classes populaires sont très rarement représentés.
Les mondes professionnels des cadres et des ouvriers n’ont rien à voir entre eux.Le taux de chômage des premiers est resté insensible à la crise, alors que celui des ouvriers non qualifiés atteint 20 %. En 2013, six fois plus d’ouvriers que de cadres travaillent dans des conditions pénibles (respirer des fumées ou des poussières par exemple). A 35 ans, un ouvrier a une espérance de vie de 40,9 ans contre 47,2 ans pour un cadre supérieur, soit 6,3 ans de plus.
Les conditions de vie des cadres et des ouvriers sont également le reflet des inégalités entre milieux sociaux.20 % des ouvriers vivent dans un logement inconfortable (de qualité médiocre ou surpeuplé) en France, contre 8 % des cadres. 47 % des ouvriers partent en vacances contre 82 % des cadres, soit près de deux fois plus.
Les pratiques culturelles se sont diffusées au cours des trente dernières années mais les inégalités d’accès à la culture restent présentes :les cadres sont ainsi trois fois moins nombreux que les ouvriers à n’avoir pas lu de livre dans une année.
Finalement, hormis dans les petites classes à l’école ou dans la rue, ces milieux ont peu de lieux où ils se croisent. Et logiquement, ils ne se mélangent pratiquement pas : seuls 3,4 % de cadres supérieurs sont mariés avec une ouvrière, et 2,2 % d’ouvriers vivent avec une femme cadre supérieur.
Faute de prendre en compte cette situation, l’action publique attise les tensions.
On les avait oubliées ces classes sociales. Haro sur quiconque cherche les causes sociales de nos difficultés[2]. Comme l’a affirmé récemment le premier ministre.Celui qui cherche une explication sociologique donne, d’après VALLS, des excuses aux terroristes, aux immigrés délinquants, à la racaille des cités [3].
Ce qui préoccupe les intellectuels médiatiques, les politiques au pouvoir, c’est l’ « insécurité culturelle » [4] . La peur supposée des blancs des catégories populaires devant l’invasion d’immigrés, qui tenteraient d’imposer leur culture. Le temps du « grand remplacement » serait venu.Les intellectuels médiatiques sont ceux que Daniel Bensaïd appelait les « caniches de garde » …(Ce qui n’est pas gentil pour les caniches). Du type de Jacques Attali, Luc Ferry, Alain Finkielkrautet Bernard-Henri Lévy, ou encore Zemmour … Vous ajouterez qui vous voudrez !
Les classes changent
Beaucoup de raisons expliquent cette mise sur la touche de l’analyse de la structure sociale [5]. Le paysage des professions a évolué par le biais des évolutions de l’emploi, qu’il s’agisse des transformations des secteurs économiques ou des modes de production. Depuis le début des années 1980, la part des ouvriers a décliné de 32 à 22 % et celle des employés a progressé de 26 à 29 %, selon l’Insee. Dans le même temps, la part des professions intermédiaires et celle des cadres supérieurs s’est nettement accrue (respectivement + 4 points et + 9 points sur la période), traduisant une qualification croissante des postes de travail : ni moyennisation, ni disparition des classes moyennes, mais un vrai changement.
Les organisations qui représentaient la classe ouvrière traditionnelle, le Parti communiste et les syndicats, ont vu fondre leurs bataillons. 8 % des salariés adhèrent désormais à un syndicat, à peine 5 % dans le seul secteur privé. Dans les PME, les syndicats ont quasiment disparu. Faute d’unité et de représentants, on a considéré que les exécutants n’existaient plus.
Il fallait être aveugle pour ne pas voir que ceux-ci ne faisaient que changer de visage, comme continuaient d’ailleurs à le montrer quelques rares ouvrages. Parmi lesquels on peut citer « La misère du monde », Pierre Bourdieu, Le Seuil, 1993 ou « La France invisible », Stéphane Beaud, La Découverte, 2008[6].
Une grande partie des exécutants de l’industrie ont été remplacés par des postes qui ne le sont pas moins dans le secteur des services, plus souvent occupés par des femmes ou des jeunes non qualifiés.Des hypermarchés aux centres d’appels, en passant par le nettoyage ou les assistantes maternelles, une main d’œuvre peu qualifiée est au service du reste de la société. Si les classes sociales sont périmées, comment expliquer que 15 % des enfants d’ouvriers non qualifiés figurent parmi les plus faibles au CP, contre cinq fois moins d’enfants de cadres ? (lire notre article Pourquoi les enfants d’ouvriers réussissent moins bien à l’école que ceux des cadres ?). Ces enfants sont-ils moins travailleurs ou moins intelligents ? Comment comprendre qu’en grande section de maternelle, les enfants des premiers ont trois fois plus souvent des dents cariées ? (Préparation de la catégorie des sans-dents chère à François Hollande) …
D’autres facteurs ont joué. Dans un monde à 90 % salarié, le critère de classe, s’il reste figé à des temps antérieurs ne permet plus de comprendre les transformations sociales et les processus de domination. Au nom des classes, on a longtemps négligé les autres critères structurants des inégalités que sont le genre, le territoire, l’âge ou la couleur de la peau, l’origine, qui occupent aujourd’hui le terrain. Un ouvrier, c’était un ouvrier, peu importe qu’il soit noir, jeune, homosexuel(le) ou ouvrière.
Comme l’explique Janine Mossuz-Lavau dans un ouvrage récent : « lutte des classes, pauvres et riches, ouvriers et patrons, ont fait les beaux jours de ceux et celles qui analysaient notre société (…) reléguant plus bas celles résultant d’autres caractéristiques » : (Préface de « L’égalité sous conditions », Réjane Sénac, Presses de Sciences Po, 2015.[7]). On en connaît aujourd’hui le retour de bâton.
Classe, groupe ou milieu ? La vaine bataille des mots
Dès les années 1980, on a annoncé (de façon exotique) le temps des « tribus » [10], communautés façonnées par les « goûts ». De façon plus sérieuse, une partie des sociologues décrivant les transformations des années 1970 et 1980 ont cru à la « moyennisation » de la société et à la fin des conflits de classe.
Cela n’a rien d’étonnant : à partir des années 1980, la théorie économique dite néoclassique (ou néolibéralisme) [12] triomphe face au modèle keynésien dominant alors. Les politiques économiques de relance nationales se brisent sur l’internationalisation des échanges.
Une partie de l’analyse de la société contemporaine s’est médiatiquement déplacée loin des terrains de l’expertise des données sociologiques, à travers les enquêtes journalistiques de terrain et surtout l’utilisation forcenée de sondages censés représenter les valeurs de l’ « opinion ». Les nouveaux lieux de pensée que sont les « think-tank » dissèquent ce type d’enquêtes médiatiquement porteuses, bien plus qu’elles n’analysent l’évolution des catégories socioprofessionnelles. (Voir parmi les dernières livraisons « Karim vote à gauche et son voisin vote FN », Gilles Finchlestein et Jérôme Fourquet, Fondation Jean Jaurès, novembre 2015)[14].
L’évolution du personnel politique - militants et élus - a aussi joué. Le nombre d’adhérents des partis a fortement décliné à partir des années 1980.
Ils sont quasiment exclusivement composés de militants issus des catégories les plus favorisées (le plus souvent du secteur public), toujours plus nombreuses lorsque l’on s’élève dans la hiérarchie des fonctions. Ces partis de notables défendent les préoccupations de leurs militants [15]. La plupart des élus et des membres de l’exécutif de la nation ont une vision lointaine de la société et des rapports de classe, s’intéressent peu aux catégories populaires. Les élus locaux n’ont qu’un rôle marginal dans la formulation des programmes et l’élaboration des politiques.
D’un point de vue idéologique, l’expérience des dictatures menées au nom de prolétariat et de la lutte des classes, devenues des dictatures tout court, a servi de repoussoir.La thématique n’est pourtant pas absente des discours, comme celui de Jacques Chirac en 1995 autour de la fracture sociale, de François Hollande en 2012 avec les inégalités ou en janvier 2015 avec « l’apartheid social » dénoncé par Manuel Valls.
Des discours et des programmes qui s’éteignent rapidement avec l’exercice du pouvoir. Face à ce qui a tout d’une tromperie sur la marchandise, il est logique que les milieux populaires boudent les urnes ou expriment un fort mécontentement, comme l’ont analysé récemment Thomas Amadieu et Nicolas Framont [16].
Louis Maurin
DESSIN :Cachez cette lutte des classes que je ne saurais voir - Le blog de Fañch
Notes
[1] « Le nouvel âge des inégalités », Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon, le Seuil, 1996.
[2] « Malaise dans l’inculture », Philippe Val, Grasset, 2015.
[3] Voir : « Pour la sociologie. Et pour en finir avec la prétendue « culture de l’excuse » », Bernard Lahire, La Découverte, à paraître.
[4] « L’insécurité culturelle », Laurent Bouvet, Fayard, 2015.
[5] Le lecteur trouvera une analyse beaucoup plus fouillée dans « Sociétés sans classes ou sans discours de classe ? », Claude Dubar, Lien social et politiques, n°49, printemps 2003.
[6] Parmi lesquels on peut citer « La misère du monde », Pierre Bourdieu, Le Seuil, 1993 ou « La France invisible », Stéphane Beaud, La Découverte, 2008.
[7] Préface de « L’égalité sous conditions », Réjane Sénac, Presses de Sciences Po, 2015.
[8] « La gauche et les classes sociales : de l’éclipse au renouveau », Stéphane Beaud, Mouvements, n°50, 2007/2.
[9] Et très marginaux étaient les sociologues qui annonçaient « Le retour des classes sociales », Louis Chauvel, revue de l’OFCE, n°79, 2001.
[10] « Le temps des tribus », Michel Maffesoli, Méridiens-Klincksieck, 1988.
[11] « La seconde révolution française », Henri Mendras, Gallimard, 1988.
[12] Théorie néoclassique : qui cherche l’explication des mécanismes économiques dans la rationalité individuelle des acteurs.
[13] Voir « La sociologie selon Bourdieu », Louis Maurin, Alternatives économiques n°201, mars 2002.
[14] Voir parmi les dernières livraisons « Karim vote à gauche et son voisin vote FN », Gilles Finchlestein et Jérôme Fourquet, Fondation Jean Jaurès, novembre 2015.
[15] De façon très significative, on lira les programmes des « universités d’été » et la place prise par les questions sociales.
[16] « Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter », Nicolas Framont et Thomas Amadieu, Le bord de l’eau, 2015
Date de rédaction le 7 décembre 2015
Dernière révision le 17 décembre 2015
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