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La République doit changer de base
Stéphane Sahuc Vendredi, 8 Janvier, 2016 / Humanité Dimanche
L'année 2015 a débuté par les attentats à « Charlie Hebdo », Montrouge et à l'Hyper Cacher, les 7, 8 et 9 janvier, et s'est achevée avec ceux du 13 novembre. Le 11 janvier, des manifestations rassemblant des millions de personnes pour la liberté d'expression et pour la République donnaient l'image d'un pays rassemblé autour de ses valeurs « Liberté-Égalité-Fraternité » et refusant l'amalgame. Pourtant, un an après, l'état d'urgence est en passe d'être constitutionnalisé et le Front national engrange les succès électoraux. Alors, où en est la République, en France ?
Citoyenneté: les symboles de la République - La Séauve-sur-Semène - Site officiel de la commune
17 morts en janvier, parmi lesquels des amis, des collaborateurs, des confrères. L'attaque visait des journalistes, des policiers, des personnes de confession juive. La liberté de la presse, la liberté de culte et des représentants de la puissance publique. À travers les victimes, les terroristes s'en prenaient à des valeurs de la République.
Comme l'explique l'historien Patrick Boucheron : « Janvier a fait vaciller la frontière entre deuil privé et émotion collective, car les terroristes s'en sont pris à l'universel qui nous rassemble, entraînant une discussion sur ce que sont nos valeurs et à quel point on y tient. »
Pour une part, le 11 janvier portait cette dimension. Mais, comme le précise Pierre Rosanvallon, le 11 janvier, c'est aussi « le rassemblement d'une communauté d'effroi et d'interrogations ». « Loin de manifester une véritable union nationale, cette communauté d'effroi a immédiatement fait apparaître le caractère problématique de cette prétendue unité », estime-t-il.
Un « caractère problématique » pointé également par le philosophe Jacques Rancière.
Pour lui, « ce qui a été bafoué le 7 janvier à "Charlie", c'est (...) le principe qu'on ne tire pas sur quelqu'un parce qu'on n'aime pas ce qu'il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement. Mais on ne s'est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d'expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les "bons Français", partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d'expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés ».
Un retournement des valeurs de la République qui pose donc la question du sens même de la République aujourd'hui. L'UMP, devenue « Les Républicains », durcit son discours ; le Front national progresse élections après élections et se prétend le meilleur défenseur de la République et de la laïcité ; le président de la République reprend, au nom de la défense de la République et de la sécurité, les propositions sécuritaires de l'extrême droite, dont la déchéance de nationalité.
Voilà qui donne du grain à moudre à Jacques Rancière pour qui la « dédiabolisation du FN » tient surtout à ce que « la différence même entre les idées du FN et les idées considérées comme respectables et appartenant à l'héritage républicain s'est évaporée ». Pour lui, « les grandes valeurs universalistes laïcité, règles communes pour tout le monde, égalité hommes-femmes sont devenues l'instrument d'une distinction entre "nous", qui adhérons à ces valeurs, et "eux", qui n'y adhèrent pas ».
Menacée, la république est aussi en crise
La République serait menacée mais par qui ? Certains jouent de l'amalgame pour faire des jeunes des cités les nouvelles classes dangereuses, ou une cinquième colonne. Si la République est menacée, elle l'est d'abord par ceux qui instrumentalisent la peur pour la vider de son sens, la scléroser et en faire, comme le dit Pierre Serna (Pierre Serna « Et si la République avait vieilli, s’était sclérosée au point de devenir un régime ancien ? » | L'Humanité), « un régime ancien ». Au fond, plus que menacée, la République est en crise. Comme l'explique l'historien dans sa tribune : « Sans valeur républicaine, la démocratie tourne au système plébiscitaire, une feinte de liberté vers laquelle nous risquons de nous précipiter.
Sans démocratie, la République n'est qu'une collection de privilèges qu'une caste sociopolitique conserve dans l'aveuglement de sa perte. Aujourd'hui, nous sommes dans cette situation.
La République semble usée, sans idée pour le futur (...) sans vouloir se rendre compte que les problèmes sont ici et nous rongent. » Quand Manuel Valls assène, après les massacres du 13 novembre, qu'« aucune excuse sociale, sociologique et culturelle » ne doit être cherchée au terrorisme, il transforme le travail nécessaire d'analyse et d'explication de ce qui dans notre société et notre République dysfonctionne, au point que certains jeunes Français basculent dans le terrorisme, en justifications. Une manière de dire que rien ne cloche dans la société, comme si la République continuait de tenir la promesse de sa devise « Liberté-Égalité-Fraternité ».
Peut-être faut-il regarder la République à travers les yeux de la Commune. Comme l'écrit Kristin Ross (1), « la République universelle imaginée et, dans une certaine mesure, vécue pendant la Commune (...) était aussi conçue en opposition avec la République française timidement accouchée en septembre 1870 par Thiers, alors monarchiste, et plus encore avec celle qui s'affermit sur les cadavres des communards. Car ce massacre fut l'acte fondateur de la IIIe République, qui se consolida ensuite tandis que la bourgeoisie industrielle et les grands cultivateurs de province nouaient leur alliance historique, soudant pour la première fois la modernisation capitaliste à l'État républicain ». Une « soudure » que la Ve République ainsi que les différentes modifications constitutionnelles passées et à venir ont encore renforcée.
- (1) Professeure de littérature comparée à l'université de New York. Auteure de « l'Imaginaire de la Commune », La Fabrique, Paris, 2015.
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