• Face au capital bureaucratique européen. Entretien avec Sylvain Laurens

    Publié sur Contretemps (http://www.contretemps.eu)

    Les courtiers du capitalismeAvec Les courtiers du capitalisme [3](Agone, 2015), le sociologue Sylvain Laurens nous plonge au cœur de la fabrique politique de l’Europe. Cet entretien lui permet par ailleurs de préciser son positionnement théorique et d'exposer certaines implications politiques de son travail.

    Contretemps : Ton livre est une grande fresque qui retrace la co-construction de l'Europe à partir d'un jeu entre la bureaucratie de la Commission et les milieux d'affaires. Documents d'archives, données et entretiens à l'appui, tu décris comment la bureaucratie européenne se légitime en s'imposant comme un interlocuteur incontournable pour des milieux d'affaires sommés de s'européaniser. Cette perspective prend à rebours l'idée selon laquelle l'intégration européenne serait une réponse à des besoins exprimés du côté du capital. De quelle manière en viens-tu à poser le problème de l'origine du processus d'intégration ?

    Il n’y a plus à prouver qu’une part conséquente des milieux d’affaires transatlantiques est à l’origine du projet de constitution d’une fédération des Etats européens1. Plusieurs travaux montrent comment les Etats-Unis ont, dès l’après-guerre, cherché à abaisser les tarifs douaniers pour calmer les inquiétudes des industriels américains et contrer le communisme2. Pour mener à bien ce projet, les milieux d’affaires étatsuniens ont pu s’appuyer sur les fractions patronales européennes les plus intéressées, de par leur position sur les marchés, à l’abaissement des tarifs douaniers et au libre-échange. Mais, à cet égard, il faut rappeler que « les besoins exprimés du côté du capital » que tu évoques restaient en partie contradictoires du côté européen. Il y a toujours eu, dans chaque Etat membre, un patronat beaucoup plus rétif à ce projet de construction d’un marché ouvert à l’échelle des six pays des débuts de la CE (Communauté européenne). Il subsiste dans les années 1950 des fractions patronales relativement dominantes et qui, à travers de bonnes relations avec leur gouvernement national, ont su se construire des positions avantageuses sur leur marché national. Sans compter qu’une bonne part du capitalisme industriel est alors encore largement nationalisé ou adossé aux Etats. Ces fractions patronales voient d’un œil méfiant la mise en concurrence directe de leur industrie avec les entreprises allemandes ou d’autres pays. Ces milieux-là ne sont pas nécessairement partisans du libre-échange et la Commission européenne mettra des années à les contourner.

    Ce que montre, dans un premier temps, le livre se situe donc en aval de l’histoire des clubs de PDG et des décideurs transatlantiques (comme le Bilderbeg) que l’on mentionne souvent comme étant à l’origine du lancement d’une Communauté économique européenne. Il rappelle cette diversité dans les positions initiales des milieux d’affaires européens et explore d’autres processus sociaux qui sont tout aussi intéressants à saisir pour comprendre le fonctionnement du capitalisme. A partir du moment où le Traité de Rome est signé en 1957, une histoire – plus silencieuse – débute en marge des rencontres entre chefs d’Etat, celle de l’enracinement d’une bureaucratie supranationale. L’histoire de la CE ne se résume alors plus à l’histoire des fractions patronales internationales les plus intéressées à l’ouverture des marchés à la concurrence. Elle devient aussi l’histoire de la constitution d’un monde administratif relativement autonome qui a dû en permanence construire sa légitimité face aux administrations des Etats membres pour asseoir son projet de libre-échange.

    Dans les années 1960, lorsqu’un chef de bureau de la direction du Marché Intérieur appelle depuis Bruxelles un fonctionnaire français du ministère de l’Industrie pour lui demander des données sur, par exemple, la production d’automobiles, celui-ci se voit le plus souvent répondre que la politique industrielle est du ressort de l’Etat français, pas de cette nouvelle structure administrative. Les gaullistes considèrent notamment que celle-ci ne sert qu’à appliquer un « Traité de Commerce ». Lors des premières négociations du GATT, dès le Dillon Round de 1961, la Commission a dû même payer des lobbyistes à Washington pour convaincre le gouvernement américain de laisser la Commission s’instituer en un interlocuteur unique à même de centraliser les négociations pour le compte des Etats de la CE.

    Cette nouvelle administration à taille européenne a dû construire son entourage pour s’imposer sur le plan diplomatique. Pour cela, elle a fait venir et financé une représentation patronale à Bruxelles. Elle l’a organisée sur des bases nouvelles et adaptées au périmètre du Traité de Rome. Il existait des fédérations patronales nationales, internationales ou bilatérales bien avant la Seconde guerre mondiale. Mais la Commission encourage dans les années 1960 la constitution de fédérations patronales groupées à Six pays afin de disposer d’interlocuteurs économiques à sa mesure. Elle coproduit une façade politique des milieux d’affaires qui sera véritablement à même de lui donner la légitimité politique mais aussi les éléments techniques que refusent souvent de lui transmettre les Etats membres. Ces nouvelles organisations patronales vont aussi lui donner un atout politique précieux : elles offrent des plateformes sur lesquelles les « champions nationaux » vont en premier lieu se mettre d’accord et fournir des positions de synthèse, des positions qui garantissent aux agents de la Commission qu’aucun contre lobbying ne sera organisé dans les Etats membres contre telle ou telle directive en gestation.

    Si on raconte l’histoire de la construction européenne depuis les clubs de PDG et l’histoire du transatlantisme, on a l’impression d’un souffle continu idéologique promouvant le libre-échange. Mais si on raconte cette même histoire depuis le point de vue de l’enracinement de la Commission, on s’aperçoit alors que l’histoire de l’UE est aussi celle de l’apparition d’une nouvelle couche de bureaucrates. Pour changer d’échelle, le capitalisme européen et transatlantique a produit et sécrété une administration nouvelle qui, pour légitimer sa position, a modifié les façades politiques des milieux d’affaires. Cet enrôlement du patronat était nécessaire à la structuration d’une nouvelle administration, à l’accumulation primitive d’un capital bureaucratique supranational.

     Contretemps : Le concept de capital bureaucratique se situe au cœur de ton approche. C'est lui qui semble faire le lien entre la bureaucratie de la commission, d'un côté, et, d'un autre côté,  les intérêts du capital réfractés dans les business associations. Peux-tu préciser la généalogie de ce concept et la manière dont il se situe par rapport aux approches de l'Etat ancrées dans le marxisme, qu'il s'agisse de Gramsci, de Poulantzas ou, plus récemment, de l'approche néo-réaliste du politique de Palombarini et Amable ?

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